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Les langues : corse et italien

Rappelons d’abord que nous parlons de langues du même groupe dans l’ensemble indo-européen, le groupe roman. S’il est aisé de tracer des frontières entre groupes différents, le basque et l’occitan dans les Pyrénées-atlantiques, ou le roman et le germanique dans les Vosges, il est plus difficile de dire où commencent et finissent le catalan et l’occitan, le piémontais et le provençal alpin. Il convient aussi de distinguer les éléments purement linguistiques et le fait que les locuteurs d’une langue la définissent comme telle. Toute langue naît en se détachant de langues plus anciennes et des langues voisines. Les aspects politiques et socio-culturels sont ici dominants.

Comme ailleurs, les Romains ont trouvé en Corse une ou des langues préexistantes, qualifiées de prélatin en raison de notre ignorance. Pour Diodore, ce corse ancien est « étrange et difficile à comprendre » mais non incompréhensible, sans doute une forme d’indo-européen archaïque. Sénèque évoque des liens avec la langue des Cantabres d’Espagne, parfois considérée comme parente du ligure, qu’il signale aussi. Jusqu’à quand ce prélatin a-t-il été en usage ? Si on se réfère aux situations connues en Europe, où seul le basque s’est maintenu, les autres langues se sont effacées entre le IVe et le VIIe siècle, où on peut supposer que la Corse aussi parle latin. Certains auteurs pensent que l’île ne s’est réellement latinisée  qu’avec la toscanisation du Haut Moyen-Age. L’Empire romain est pourtant la seule période de l’histoire jusqu’à la nôtre qui présente des éléments pouvant entraîner en quelques siècles un changement de langue : Etat centralisé, transferts de population, urbanisation, système scolaire. Le corse maintient d’ailleurs des éléments du latin disparus de Toscane : absence de la diphtongaison romane, datée du IVe siècle dans la  plus grande partie de la Romania, maintien en sartenais du système vocalique latin.

Le latin vulgaire a été transformé par la langue parlée précédemment. Les ressemblances avec le sicilien, le calabrais ou les parlers de la Lunigiana ne peuvent se comprendre que par un substrat commun, sans doute ligure. Il est indéniable que le corse se situe dans le groupe « italo-roman », dans une situation intermédiaire entre le groupe central, dont fait partie le toscan, le groupe du nord et le groupe du sud dont un certain nombre de traits le rapprochent : le maintien du u final, des i finaux au singulier, la transformation de ll en dd qui a sans doute concerné primitivement toute la Corse. Marie-Josée Dalbera situe la Corse dans un jeu d’oppositions qui structurent tout l’espace italo-roman, opposant un centre novateur toscan et un centre conservateur situé dans les îles.

Durant la période médiévale, on peut considérer que l’ensemble Toscane-Corse-Nord de la Sardaigne constitue linguistiquement un tout, en interaction. Interaction, car il serait erroné de considérer ces relations comme à sens unique, de l’Italie vers la Corse. Comme Sabino Acquaviva, on peut défendre l’idée que le corse est, comme l’italien officiel, héritier du toscan primitif et de sa littérature. De cette ancienne communauté témoigne en particulier un lexique disparu de l’italien et toujours usité en corse.

La présentation, autrefois fréquente, de l’italien comme langue des occupants génois est inexacte : les textes de tous les Etats italiens sont alors rédigés en toscan. Il en va de même en Corse, où on repère pourtant dès le Moyen-Age des faits de langue évoquant le corse actuel : la présence du u final, à précédent le complément d’objet direct quand il s’agit d’un nom de personne. Les chroniqueurs sont loin aussi de n’écrire qu’un toscan standard. Chacun de ces phénomènes, pris isolément, peut se retrouver quelque part en Italie et au-delà. On a souvent la surprise de découvrir dans tel dialecte le u final, ou le chj et le ghj, voire presque tous les traits du corse comme à Sant’Oreste près de Rome. C’est la présence de l’ensemble de ces traits permet de définir « le corse »

Les limites des différents parlers sont aussi très tôt fixées. Le fait que la langue de l’île soit incluse dans l’« italien » jusqu’au XIXe siècle n’interdit pas qu’elle soit reconnaissable, y compris par un observateur extérieur. Nous sommes dans une situation de langue à deux « niveaux », qui se prolonge durant près de mille ans. Certains chercheurs parlent de diglossie stable : chaque langue a son espace propre et n’envahit pas celui de l’autre. La Corse se trouve dans un monde « italien » unifié par la géographie, la culture et la langue  puisque le toscan s’y est imposé comme langue littéraire dès le XIVe siècle.

Les deux langues sont présentes dans la vie sociale, l’emploi de l’une ou de l’autre dépend des circonstances, du niveau social, du contexte. Beaucoup de Corses, sans « savoir» le toscan, sont capables de « toscaniser » leur langue habituelle. A remarquer aussi la grande diffusion dans la société corse des œuvres classiques italiennes, y compris chez des illettrés. Quand les noms de famille se fixent, ils prennent une forme toscane, même quand ils sont tirés de prénoms qui ont une autre forme en corse. De même les noms des villages ont été enregistrés par des lettrés soucieux de leur donner une allure toscane. Les Corses ont alors tendance à se vanter de la qualité de leur italien, c’est-à-dire de la proximité du corse avec le toscan.

Le lien constaté est comparable à celui que conservent l’alsacien et l’allemand, ils sont compris comme deux niveaux de la même langue, appelée italien, talianu. La différence linguistique n’est pas telle qu’elle empêche l’intercompréhension. Seul l’italien est censé convenir à une œuvre d’un certain niveau, ou aux rapports avec l’administration. Partie prenante d’un ensemble culturellement uni et politiquement divisé, la Corse indépendante n’avait aucune raison de se donner une langue nationale différente. Sa langue officielle est donc restée le toscan, où s’expriment par écrit Paoli et tous ses contemporains. Quant à savoir ce qu’ils parlaient, il est bien difficile de l’affirmer

 Les étapes de la francisation

La conquête française rattache la Corse à une puissance extérieure à cet ensemble italien, et qui conduit depuis longtemps une politique linguistique. Dès lors l’action de l’Etat parvient à remplacer l’italien par le français, et le corse change de statut.

L’ancien régime et la révolution affirment le principe de la future francisation des Corses, mais sans action véritable. En 1818 un rapport déplore que « la Corse dédaigne notre langue malgré les nombreux avantages qu’elle lui offre ». C’est par un grignotage des positions de l’italien durant un siècle que le français progresse, et d’abord dans les domaines que les décisions officielles peuvent régir, comme l’école. En 1829, les écoles sont partagées entre les deux langues. En janvier 1881, avant même les lois de Ferry, un décret indique que “ le français sera seul en usage dans l’école ”. L’état culturel de la population le permet sans doute alors en Corse.

Le Journal du département de la Corse « sera rédigé en français et italien » dit son premier numéro de 1817. Ce bilinguisme, offrant les mêmes contenus dans les deux langues, dure jusqu’à septembre 1824. A cette date, on considère qu’au moins les élites savent assez de français pour le lire dans cette langue. Des journaux en italien sont encore créés en 1849. Après 1870 le seul français est présent, jusqu’à 1896 où paraissent A tramuntana et u Libecciu – en corse. A partir de 1833, les jugements rédigés en italien peuvent être cassés pour ce seul motif. En 1852, seul le français est autorisé dans les actes d’état – civil. Gregorovius constate alors : « tous les Corses instruits parlent le français mais les gens du peuple ne parlent qu’italien, même s’ils connaissent le français ». Cette charnière du siècle est l’époque où les élites basculent. L’italien reste présent dans des actes notariés jusqu’au début du XXe siècle. Son dernier lieu de résistance est l’Eglise, jusqu’en 1938 où Mgr Rodié interdit de prêcher autrement qu’en français.

Le poids de l’italien durant le XIXe reste important dans le domaine culturel. De nombreux Corses font toujours leurs études à Rome ou Pise.  Ces liens sont favorisés par les arrivées d’exilés italiens, après chaque échec de tentatives révolutionnaires en Italie. Le recul est lent mais régulier, sous l’effet de l’action de l’école. La dernière œuvre éditée est sans doute, en 1896, le recueil de Don Giovan Battista De Pietri : Poesie varie. En 1914, on peut considérer qu’il n’y a plus ni écrivains en langue italienne en Corse, ni public pour les lire, sans pour autant que la culture française se soit implantée. Ce vide de quelques décennies est résumé par la formule lapidaire Italia se ne va e Francia non viene. L’objectif de la politique officielle était visiblement de franciser les Corses, en effaçant à la fois la langue littéraire et la langue populaire, réduite au rang de « patois ». Au contraire, privé de sa langue de référence, celui-ci se retrouve au centre de l’affirmation identitaire et n’a plus qu’un choix, devenir lui-même langue.

Toute tentative pour maintenir l’italien comme langue habituelle des Corses aurait signifié, dans le contexte de l’époque, un affrontement direct avec l’Etat. Dans ces années, l’Italie, alliée de l’Allemagne et de l’Autriche, est potentiellement un pays ennemi. Si l’Alsace a pu maintenir son lien avec l’allemand, c’est qu’elle ne se trouvait pas dans le cadre français lors de la généralisation de l’école publique. Sinon, elle aurait nécessairement été conduite au même choix. Maintenir une langue spécifique comme expression régionale, c’était une chose. Défendre comme sienne la langue officielle d’un Etat étranger, c’en aurait été une autre, dangereuse.

De 1820 à 1890 environ, des textes en corse sont publiés mais sans affirmation de l’existence de la langue ou de sa dignité. Tous acceptent une coupure dans l’usage des langues qui correspond au niveau de la littérature concernée. Ce qui est « haut » ne s’exprime qu’en français ou en italien. Une conscience linguistique spécifiquement corse s’affirme sans doute sourdement avant de se révéler à la fin du siècle avec A tramuntana. La parution en 1896 de ce journal marque un tournant,  qui n’est cependant pas théorisé. Santu Casanova y fait dans la pratique le choix du corse pour traiter tous les sujets. Du corse, puisqu’il invite les collaborateurs du journal à « ne plus envoyer de chansons en langue italienne ». Le temps où les deux langues se mêlaient s’achève. Le corse, qui ne s’appelle plus dialecte, prend désormais son nom, et s’affirme à côté d’une langue  proche mais différente. La même distinction apparaît simultanément chez d’autres auteurs : en 1887 Vattelapesca, qui écrit dans les deux langues, donne pour titre à un recueil Versi italiani e corsi.

Dans la même période le corse est doté d’un dictionnaire, celui de Falcucci, publié en 1915 sous le titre de Vocabolario dei dialetti della Corsica. Cette œuvre joue un rôle important dans la fixation de la graphie du corse. La revue A Cispra marque un autre tournant essentiel. Ses rédacteurs font le choix du bilinguisme corso-français. Proposant des éléments d’orthographe, A Cispra indique : « entre deux formes également usitées, nous préférons celle qui s’éloigne le plus de l’italien… dont le prestige pèse sur notre patois au point de l’étouffer ». Il faut en effet « s’affranchir de la servitude toscane ». C’est un corse « langue de France » qu’il s’agit de différencier de la grande langue voisine.

La langue corse connaît dès lors un développement autonome, pour la production littéraire comme pour la revendication qui la concerne. Elle offre des facilités pour étudier l’italien, et nombreux sont les Corses qui s’y spécialisent. Chez les écrivains de a Muvra, un débat existe sur la place du corse lui-même. Les uns semblent ne réclamer un statut pour lui que provisoirement, et pensent qu’il peut « demander à la langue italienne un peu de lumière et de beauté » (Paul Graziani). D’autres insistent sur l’originalité du corse, attribuée au prélatin ou aux langues italiques antiques, distinctes du latin.

Sa proximité avec l’italien est un des arguments pour refuser au corse le bénéfice de la loi Deixonne en 1951. Si la loi concerne le basque, le breton, le catalan et l’occitan, elle ne saurait, dit-on, valoir pour un dialecte allogène d’une langue que l’on peut étudier. Encore soutenu en 1973, cet argument tombe soudain en 1974.

Après la seconde guerre mondiale, on constate chez certains auteurs, dans la lignée de A Cispra, la volonté de s’éloigner de l’italien. C’est le cas de Matthieu Ceccaldi dans son texte fameux À palla rossa. Après un « coup de chapeau » au français et à l’italien, il appelle à éliminer leur influence : « feu à volonté sur la langue française, feu à volonté sur la langue italienne. A boulets rouges sur tout ce qui peut abâtardir le parler de nos mères ». A côté de ce choix d’autonomiser le corse, on rencontre une tentative, sans fondement linguistique, de nier la parenté entre les deux langues et de donner au corse une orthographe « à la française » (diornu pour ghjornu). Il s’agit d’un choix politique, avec l’objectif d’obtenir pour le corse un statut de langue régionale et le bénéfice de la loi Deixonne. Ces propositions n’obtiennent aucun succès auprès des auteurs de langue corse.

La période du riacquistu marque une dédramatisation de ces questions. L’excellent Langue corse : incertitudes et paris d’Ettori et Fusina donne en 1981 un résumé lumineux de l’évolution qui a conduit du dialecte à la langue. Intricciate è cambiarine de D.A Geronimi et P. Marchetti, reprenant l’essentiel de l’écriture traditionnelle, propose de la modifier pour rendre les sons particuliers au corse. Ainsi s’établit une graphie partant des besoins du corse lui-même sans renier son histoire. Un des auteurs, Pascal Marchetti, convaincu de l’échec de la constitution d’une langue corse autonome (« il est clair désormais que n’a pas joué en Corse la distanciation qui joua… pour l’italien vis-à-vis du latin »), revient ensuite sur certains points et se prononce pour un corse étroitement lié à l’italien. S’il a quelques disciples, notamment les rédacteurs du périodique en italien A viva voce, il apparaît que pour la majorité des Corses la page du système langue-dialecte est tournée. Cela ne signifie évidemment pas qu’en Corse l’italien ne soit qu’un souvenir du passé.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Une des chances du corse est sa parenté avec les langues romanes, particulièrement l’italien bien sûr, mais aussi le catalan, le castillan, le portugais, l’occitan, et le français lui-même, notamment sous ses formes anciennes ou dialectales. Ils sont évidemment liés, comme en témoigne l’intercompréhension que chacun constate empiriquement chaque jour.

Il ne faut pas imaginer pour autant que l’on puisse refaire du corse un dialecte de l’italien, ni les lier indissolublement. Le fleuve du temps ne se remonte pas, et pour les Corses le corse est une langue à part entière, la leur. Corse et italien sont deux langues distinctes et parentes, aux racines communes et étudiées, dont chacune ouvre sur l’autre, faisant partie d’un ensemble roman d’un milliard de locuteurs .

La Corse pourrait ainsi offrir un modèle linguistique fécond, unissant une identité assumée et une ouverture universelle à travers les langues.

 

Jean-Marie ARRIGHI

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