À PUNTU DI …

Une oeuvre et son exploitation pédagogique

Un’opera è a so sfruttera pedagogica

Colomba / Culomba

Colomba ou la vendetta romancée

Par Jean-Baptiste Marcaggi

 

La vendetta et le banditisme, qui sévissaient obscurément en Corse depuis des siècles, devaient devenir une source d’inspiration et trouver une haute expression d’art dans la célèbre nouvelle de Mérimée, Colomba, parue en 1841, qui révéla au public aussi bien en France qu’à l’étranger le tragique des mœurs corses.

Les bandits que met en scène Mérimée sont aimables, lettrés, citent volontiers du Virgile, et il les a volontairement dépouillés de la rudesse des hôtes du maquis. Colomba, au contraire, conserve, dans ses principaux traits, la sauvage énergie de la femme corse de l’époque, mais, néanmoins, elle est visiblement modelée sur un type littéraire connu de la tragédie grecque, et c’est, sans doute, cette tournure classique donnée à son héroïne qui a valu à Mérimée, en grande partie, la faveur du public.

Au lendemain de l’apparition de Colomba, le 1er octobre 1841, Sainte-Beuve notait, avec satisfaction, la similitude de la jeune fille corse avec l’Électre de Sophocle. Comme Électre attendant Oreste, Colomba attend son frère Orso pour venger le meurtre de son père. Comme Électre hurlant dans l’attente sa douleur sur le vestibule du palais de Mycènes, Colomba est une voceratrice qui répand sa douleur dans des chants de vendetta ; il y a même jusqu’à l’épervier de la ballata de Colomba qui correspond au rossignol de la lamentation d’Électre. Et Sainte-Beuve d’applaudir à ce retour à l’Antiquité classique : « Toutes les Électre de théâtres, dit-il, les Oreste à la suite, les Clytemnestre de seconde et de troisième main (et combien n’y en a-t-il pas !) sont à mes yeux plus loin mille et mille fois de l’Électre première que cette fille des montagnes, cette petite sauvagesse qui ne sait que son Pater. »

Dans quelle mesure Mérimée a-t-il adouci, transposé les mœurs violentes de la Corse au début du XIXe siècle ? « J’aurais pu, écrivait-il à son ami Ch. Lenormant [dès la publication de son livre], lui donner [à Colomba] quelques touches de couleur locale, mais ici [à Paris] on ne l’aurait pas cru. » Quels sont donc les traits de mœurs qu’il a observés sur le vif, et qu’il lui a fallu atténuer pour ne pas heurter le goût français ? Un philologue allemand, Max Kuttner, se posait la même question, en 1903, et se rendait expressément en Corse pour essayer de la résoudre. « J’entrepris, dit-il, de rechercher quelle part de vérité contenait cette nouvelle, ce qu’il pouvait encore en subsister aujourd’hui et quelle créance il fallait accorder à l’assertion de l’auteur lorsqu’il appelle ce roman une véridique histoire. » Reçu à Olmeto, chez le petit-fils et les petites-filles de Colomba, il ne peut que recueillir la légende qui s’était formée dans la famille sur la farouche grand-mère, légende pieusement entretenue, répétée presque mot à mot, en 1911, à Monsieur Pierre Thibault qui la publie dans l’Illustration sous le titre le Vrai Roman de Colomba, et dont voici la substance : l’inimitié qui éclata, à Fozzano, entre la famille de Colomba Bartoli, née Carabelli, et la famille Durazzo eut pour cause initiale l’enlèvement d’une jeune fille par un Bartoli ; il y eut plusieurs morts dans les deux camps et, finalement, François Bartoli trouva la mort à Tonichella, dans une rencontre mélodramatique avec les Durazzo où deux de ceux-ci périrent. Ce drame se déroula à l’entrée du village de Fozzano ; aux premiers coups du feu, Colomba apparut comme « une louve inquiète », et elle eut un dialogue shakespearien avec le vieux Durazzo ; sur l’intervention du « préfet et de l’évêque », les Carabelli et les Durazzo mirent fin à la vendetta en signant un septième et dernier traité de paix, sur lequel Colomba apposa sa signature, et « l’évêque lui demanda ses lunettes en souvenir ». Mérimée, avant de quitter la Corse, sollicita la main de Catherine Bartoli, fille de Colomba, que celle-ci lui refusa, « ne voulant pas se séparer de sa fille », et « parce que l’homme de lettres qui n’en était encore qu’à ses débuts lui apparaissait d’ailleurs comme un assez mince personnage ». Enfin les demoiselles Istria tirèrent « d’un vieux coffret » et communiquèrent à Monsieur Thibault, qui les reproduit in extenso, deux lettres de Mérimée, l’une adressée, le 6 février 1855, à Colomba qui l’avait prié d’obtenir un emploi à son gendre, Joseph Istria, et l’autre, le 13 juin 1869, à Catherine Istria, en réponse à une demande de recommandation en faveur de son fils auprès des professeurs qui devaient faire passer les examens du baccalauréat à Ajaccio, à la session de juillet.

Plus récemment, dans une biographie lyrique de Colomba intitulée la Vraie Colomba, Lorenzi de Bradi reproduit, en l’amplifiant, le récit de Monsieur Pierre Thibault. C’est « Chiara, une femme si merveilleusement séduisante qu’elle ensorcelait les plus insensibles », qui causa « la grande vendetta où figura Colomba ». Il place le drame de Tonichella, par erreur, en 1834 au lieu de 1833 et ajoute à la version de Thibault une autre version aussi mélodramatique. Il hésite à se prononcer sur le point de savoir si Colomba a signé le traité de paix entre les Carabelli et les Durazzo, car il n’est pas sûr, pour lui, que Colomba sût signer, étant née en 1765 « à une époque où l’ignorance faisait partie des quartiers de noblesse », mais il sait qu’à la signature du traité de paix on « vint en cavalcade à Fozzano comme pour un traité de paix entre deux royaumes, et il y avait entre autres Monseigneur Casanelli d’Istria, évêque d’Ajaccio, et le baron Lallemand, gouverneur de la Corse ». Il accepte, sans sourciller, que Mérimée « s’éprit de la fille de Colomba, au point de la demander en mariage », que sa demande ne fut pas agréée par Colomba qui ne voulait pas pour gendre un pinzuto (Français du Continent) et il ajoute que « Mérimée, tout en comprenant que ce refus n’avait rien de désobligeant pour sa personnalité, en éprouva du chagrin, car il aimait Catherine ». Monsieur Lorenzi de Bradi reproduit, comme inédites, en fac-similé, les deux lettres de Mérimée à Colomba (1855) et à Catherine Istria (1869) déjà données par Monsieur Pierre Thibault. Il prétend que Mérimée « poussa l’amour de l’art antique jusqu’à en chercher des vestiges en Corse » ; qu’Orso Carabelli, qui l’avait engagé à venir à Fozzano, alla à sa rencontre avec une escorte de bergers armés, que Colomba l’accompagnait à cheval, habillée d’une riche robe de soie, et, en travers de sa selle, une magnifique carabine damasquinée, don d’un préfet de l’époque ; que Colomba lui apparaissait comme une sorte d’idole barbare, qu’il se plaisait dans son charme singulier. Ces affirmations ne concordent pas, comme nous le verrons plus loin, avec la réalité des faits. Elles sont puisées exclusivement dans le fonds des traditions orales, acceptées sans contrôle, et ne forment qu’un tissu d’erreurs. Essayons donc d’établir comment Mérimée s’y est pris pour se documenter sur la vendetta et le banditisme.

Au préalable, à quelle époque Mérimée conçut-il le projet de se rendre en Corse ? Il comptait se mettre en route le 29 juin 1839. Il différa son départ pour des raisons que nous ignorons. S’est-il arrêté à Lyon, en juillet, pour se documenter sur la Corse auprès de J.-C. Gregorj, l’érudit corse, conseiller à la cour royale de Lyon, ou bien a-t-il fait sa connaissance à Bastia, où il aurait pu se trouver pendant les vacances judiciaires dans la seconde quinzaine d’août ? Le 1er août il est à Orange, chez le comte de Gasparin, ministre de l’Intérieur, dont les ancêtres sont originaires de Morsiglia, dans le cap Corse. Monsieur de Gasparin regrette de ne pas pouvoir l’accompagner dans son voyage. Il lui remet une lettre de recommandation pour Monsieur Tiburce Morati, sous-préfet de Bastia, et aussi, sans doute, pour le préfet de la Corse, Monsieur Jourdan (du Var), pour Monsieur Costa Ange-Pascal, sous-préfet de Sartène, pour les autorités judiciaires de l’Île. La présence de Mérimée est signalée à Avignon le 8 août. Il a dû rendre visite à Esprit Requien avec lequel il entretient de cordiales relations. Requien connaît la Corse pour y avoir herborisé.

Le jeudi 15 août, à huit heures du matin, Mérimée s’embarque à Toulon sur un des trois bateaux-poste à vapeur qui assurent le service entre Toulon et les ports d’Ajaccio et de Bastia, sans doute sur le Var, capitaine Cuneo, et il a dû arriver à Bastia, à moins de retard causé par le mauvais temps, le vendredi 16 août, à midi.

L’Insulaire français du samedi 24 août signale le haut intérêt qui s’attache à la mission archéologique de Monsieur Mérimée en Corse. Le Journal de la Corse, organe officiel de la préfecture, reproduit, dans son numéro du mercredi 28 août, le communiqué de l’Insulaire.

Accueilli à Bastia avec une chaude cordialité par Monsieur Tiburce Morati, et logé certainement à la sous-préfecture, il lie connaissance avec Messieurs Sigaudy, avocat général à la cour royale de Bastia, Capelle, conseiller, Pierangeli, conseiller aussi, mais « antiquaire instruit », Stefanini, substitut, Casabianca, Vogin, ingénieur des Ponts et Chaussées, peut-être aussi Gregorj. Il s’entretient avec eux de l’histoire et surtout des mœurs de la Corse. Monsieur Capelle, qui prépare un ouvrage sur les mœurs de l’Île, lui communique des poésies populaires corses : lamenti, voceri, sérénades ; Monsieur Gregorj met à sa disposition de précieux documents inédits.

En allant de Bastia à Aleria où subsistent de rares vestiges de monuments romains, il s’arrête à Cervione pour examiner la chapelle romane à double abside de Sainte-Christine ; il se livre, ensuite, à une étude approfondie de l’ancienne cathédrale de la ville morte de Mariana, la Canonica, église romane du XIIe siècle, puis de l’église de Saint-Perteo.

Monsieur Morati reçoit Mérimée dans sa maison familiale de Murato. Madame Morati, « l’aimable châtelaine », lui en fait gracieusement les honneurs. Monsieur Morati l’accompagne dans ses excursions, monté sur son fougueux « cheval noir » avec lequel il fait aisément ses huit lieues par jour. Il apprécie, en gourmet, les « bons vins du cap », le broccio, et ces « admirables jambons de Murato », auxquels, plus tard, « il ne pensera jamais sans émotion » ; il prend contact avec les paysans, prononce des jurons à la corse, sangue della madona ! enregistre des locutions corses, santa nega, salute a noi, souligne dans sa correspondance des corsicismes, comme porter son cheval (au sens propre, dit-il, et non dans l’acception figurée admise en Corse) ; il observe la belle plante humaine qui pousse dans l’Île, sans négliger sa mission archéologique dont il s’acquitte avec une conscience professionnelle étonnante. Il prend de nombreuses notes sur Saint-Michele de Murato, Saint-Césaire, la cathédrale du Nebbio, églises romanes du XIIIe siècle, les dessine avec une exactitude minutieuse.

Mérimée arrive à Ajaccio le samedi 31 août, vraisemblablement à midi. Le préfet de la Corse, Monsieur Jourdan (du Var), lui montre une cornaline gravée, provenant de fouilles faites en Corse, Monsieur Étienne Conti, « avocat et littérateur distingué », le renseigne sur des urnes funéraires découvertes à Saint-Jean, près d’Ajaccio. Il visite, dans l’après-midi, la maison et la grotte de Napoléon, et se promène ensuite sur la route des Sanguinaires qui longe l’admirable golfe d’Ajaccio.

L’emploi de son temps est rigoureusement réglé, d’après un programme établi, semble-t-il, à l’avance. Le lendemain dimanche, 1er septembre, il se rend à la colonie grecque de Cargèse, pousse ses investigations jusqu’à Paomia où on lui a signalé « des antiquités », découvre deux bas-reliefs bizarres, parmi les ruines de l’ancienne église Saint-Jean, puis, sur les indications du docteur Démétrius Stephanopoli, il part à la recherche, et découvre, entre Appriciani et Sagone, sur les bords du Liamone, une table de granit de deux mètres douze sur zéro mètre vingt et cubant plus d’une tonne, « divinité ou héros ligure, libyen, ibère ou corse », et dont il fait un dessin précis

Le lundi matin, 2 septembre, il part pour Sollacaro. En cours de route, il découvre à Monticchi un emplacement de château féodal. Il reçoit l’hospitalité, à Sollacaro, chez monsieur Colonna d’Istria, maire de cette commune ; le fils du maire lui sert de guide pour l’ascension du rocher escarpé où se trouvent les ruines du château féodal d’Istria, et, au passage, il examine le dolmen de Taravo, vingt et une lieue et demie de Sollacaro. Il se rend à Sartène où il est reçu par le sous-préfet, Monsieur Costa Ange-Pascal, le même qui, en 1844, se trouvait parmi les signataires du traité de paix qui mit fin à l’inimitié entre les Ortoli et les Roccaserra. Le pays est calme depuis cinq ans, mais des souvenirs tragiques et douloureux hantent la mémoire de tous. Les maisons, dans les villages, avec leurs façades entaillées de meurtrières, gardent une attitude hostile. On rencontre souvent, sur la route, un amas de branchages et de pierres, un mucchio, marquant l’endroit où un homme a péri de mort violente. Mérimée n’a qu’à interroger le premier venu. On lui fera, plus ou moins déformé, selon le parti auquel appartient le narrateur, le récit des vendettas qui ont ensanglanté le pays en ces dernières années.

Aucune lettre de Mérimée pendant son séjour à Sartène n’ayant été publiée, à notre connaissance, il n’est pas possible de préciser son emploi du temps pendant le mois de septembre 1839. On peut, toutefois, affirmer qu’il a examiné à loisir et dessiné : les menhirs de Rizzanese à une lieue de Sartène ; deux autres menhirs, à deux ou trois lieues de Sartène, au col de la Bocca della Pila ; des dolmens dans la vallée de Caouria ; les églises Saint-Jean et Saint-Quilico, de Carbini, églises romanes du XIIIe siècle ; des vestiges de tombeaux sur la colline de Cervariccio, dans la commune de Figari, et rendu visite, à Fozzano, avant son départ pour Bonifacio, à Colomba Bartoli et a sa fille Catherine, les célèbres héroïnes de l’inimitié entre les Carabelli et les Durazzo.

À Bonifacio, il cherche en vain l’emplacement de la Pala de Ptolémée ; il se livre à une étude attentive des églises gothiques de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Dominique, et il n’hésite pas à se rendre à l’îlot de Cavallo pour visiter la carrière de granit exploitée autrefois par les Romains.

Le 30 septembre, il est déjà à Bastia. Nous le savons par une lettre à Requien. Il l’informe que Colomba est une héroïne qui « excelle dans la fabrication des cartouches », qu’il a fait la conquête de cette « illustre dame qui n’a que soixante-cinq ans », et de sa fille Catherine, « héroïne aussi », de vingt ans, « belle comme les amours », et dont il est « ensorcelé ». Le même jour, il se rend à Murato dans le dessein de se faire accompagner par Monsieur Tiburce Morati dans sa tournée du cap Corse. Il fait la promenade tout seul, pour des raisons que nous ignorons, subit toutes sortes de tribulations à la tour de Sénèque, à Sainte-Catherine-de-Sisco où des « pierres lui roulent sous les pieds », et il rentre d’Erbalunga à Bastia en tenant son cheval par la bride. Il écrit à Morati, le 7 octobre, qu’il quitte la Corse « avec peine et espoir d’y revenir », mais aussi avec une impatience causée par « l’excès de moralité des femmes corses qui désole les voyageurs ». Il se rend à Livourne, de là à Naples, à Rome. Vers le 15 novembre, il est de retour à Paris.


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