À PUNTU DI …
Une oeuvre et son exploitation pédagogique
Un’opera è a so sfruttera pedagogica
Colomba / Culomba
Analyse de la vendetta
Le monde de la vendetta
Colomba est l’histoire d’une vendetta, phénomène criminel qui traverse l’histoire de la Corse, semblant transcender les époques. C’est aussi le récit du choc de mentalités, celle d’un peuple qui a traversé mille drames depuis un siècle. La révolte en 1729 qui allait se perpétuer durant quarante années jusqu’à la défaite des nationaux de Pasquale Paoli à Pontenovu, la grande répression menée par les troupes françaises et leurs alliés indigènes, les troubles de la révolution française, le retour de Pasquale Paoli, le royaume anglo-corse puis le retour dans le giron français, l’Empire et enfin la Restauration marquée par la guerre des bandits contumaces.
Mérimée ne présente pas la culture corse comme sauvage mais comme l’écho des traditions antiques. C’est une logique qui échappe au Continental qu’il est, trop cultivé, trop civilisé comme elle échappe à Sir Nevil et à sa fille et commence à devenir étrangère à Orso, le frère de Colomba. Mérimée a construit son deuxième roman corse autour du personnage féminin de Colomba. Deux ouvrages décrivent la véritable histoire de Colomba : la Vraie Colomba, de Lorenzi di Bradi, et Colomba ou la Vendetta romancée, de Jean-Baptiste Marcaggi. Le second se montre plus précis et plus objectif que le premier, trop enflammé. Mais à travers ces deux textes et divers autres documents, Colomba apparaît comme une tueuse en série également chef de gang dont l’unique fils périra par la faute de son obsession de vengeance.
Comment un personnage aussi noir, presque suicidaire à force d’obstination, a-t-il pu fasciner à ce point plusieurs générations de lecteurs continentaux et corses ? Nous touchons là au mystère de la Corse. Avec le romantisme littéraire, la société insulaire s’envole hors de son histoire, hors de l’insularité, presque hors de sa géographie, pour planer dans le monde onirique du roman. Or tous ces paramètres donnent au phénomène vindicatoire une cohérence et une explication. La Corse est ainsi réduite à sa plus simple expression tragique, celle d’une société de l’enfermement où le faible et le perdant sont condamnés à l’exil ou à la tombe.
Il n’y a aucune espérance dans Colomba et encore moins dans Mateo Falcone, pas plus dans les Frères corses ou dans les deux Vendetta. Car la vindetta est atroce, sans pitié et ne répond qu’à des règles sanguinaires.
La Corse réputée pour son silence devient alors en une caisse de résonance de ces mille rumeurs d’envies et de jalousies, souvent murmurées, rouages du phénomène vindicatoire, dont chacun attend avec une malsaine impatience qu’elle déborde pour accoucher des drames qui viendront briser l’étrange impression de ne pas exister qui règne dans cette île.
Le monde de la vendetta est d’abord conditionné par son environnement psychologique. Des êtres cohabitent dans ces lieux que l’on nomme hameaux ou villages. La plupart de ces bourgades sont construites à mi-montagne. Cet emplacement très particulier a pour origine des raisons de sécurité sanitaires et militaires. Il y a à peine deux siècles et demi, les Barbaresques ravageaient encore les côtes corses tandis que, l’été, la malaria tuait sur le littoral aussi sûrement que le pistolet ou le stylet.
L’espace ainsi délimité tout en verticalité a joué un rôle non négligeable dans le développement des vindette. Alors que la société corse est remarquable par son horizontalité (les possédants dépendent de leurs partisans), les agglomérations, ainsi perchées entre mer et ciel, possédaient presque toutes un quartier haut et un quartier bas. Dans la plupart des conflits interfamiliaux, les groupes appartiennent à ces deux sphères géographiques. La complexité des alliances et des regroupements au gré des intérêts de chacun fait que, parfois, ce caractère binaire est en apparence chahuté. Mais il reste globalement exact. Les vindette recoupent presque toujours des conflits anciens, allumés des décennies plus tôt et jamais réellement éteints.
La dualité de la Corse apparaît ainsi dans chacune de ses subdivisions. Le Nord schisteux s’oppose au Sud granitique. Les deux régions calcaires de l’Île, à savoir Bonifacio et Saint-Florent, ont été de suite occupées par les Génois. La tendresse de la roche avait permis le creusement de falaises au sommet desquelles il était facile de surveiller les chenaux ouverts dans la pierre friable. Nord contre Sud, donc, mais aussi montagne contre mer. En toute époque, la montagne est restée le territoire des indigènes tandis que les citadelles côtières étaient habitées par les occupants. Division encore entre les clans. Comment imaginer un seul parti en Corse ? Au partitonu, le parti dominant, correspond évidemment u partitellu, le parti battu, comme u paesu supranu domine u paese suttanu. Division aussi dans le monde rural, où les bergers transhumants se heurtent aux paysans sédentaires, créant ainsi les conditions de bon nombre de vindette.
L’histoire corse n’a que peu intéressé l’historiographie française. Durant des décennies, l’histoire française, globalisante et donc fantasmatique, a nié les réalités locales. La vendetta était relatée comme une coutume étrange aux origines incertaines.
On pourrait banaliser le phénomène de la vindetta en le ramenant très justement à sa dimension méditerranéenne. Pas une contrée de ce bassin qui n’ait été touchée par les guerres vindicatoires.
Pourtant, il faut éviter de penser la Corse comme un territoire sans cesse balayé de conflits récurrents. Elle est certainement cela mais c’est avant tout un monde de proximité, de compromis et de compromissions. Les véritables rencontres entre êtres ou entre groupes d’êtres sont en fait relativement rares, les synergies plus encore. Chacun joue en Corse plusieurs rôles dont l’interchangeabilité permet justement d’éviter les conflits graves. Le verbe est souvent dilué dans un flot de paroles afin de lui ôter son caractère définitif. C’est en quoi d’ailleurs tout ce qui touche à l’écrit est décisif, à commencer par les actes de justice, les témoignages et les livres. Les hommes portent des masques, plusieurs pour un seul individu en évitant de mélanger les genres.
Mais la confrontation violente n’arrive dans la société corse que lorsqu’elle est l’unique possibilité de régler un problème devenu trop complexe à force d’en avoir repoussé la solution. En pareil cas, le moindre détail devient un détonateur : un regard mal interprété, la mort d’un animal, une limite de champ détériorée. Mais ce ne sont que des détails symboliques. Car la préparation du drame s’est faite souterrainement. Même lorsque l’apparence semblait sereine, les fondations étaient rongées sans que cela se remarque. Les rumeurs ou peut-être même quelque chose en devenir sapaient, dans la nuit, la société.
Le phénomène vindicatoire corse est donc avant tout une affaire d’enfermement et de sortie de cet enfermement. Faute de trouver une issue vers l’extérieur, l’énergie accumulée pendant une période donnée trouvait dans ces conflits sanguinaires une manière d’implosion.
C’est aussi l’instrument d’une régulation démographique. Les familles perdantes quittaient souvent l’endroit de leur défaite pour le Continent. Ainsi, au XVe siècle, 10 % de la population toscane était d’origine corse. Dès le XVIe siècle, les Corses occupaient à Marseille une place prépondérante. Tels les surgeons d’un arbre dont le tronc a été coupé et qui jaillissent à bonne distance de l’élément maternel, les perdants utilisaient ainsi l’énergie qui leur restait à construire quelque chose de nouveau plutôt qu’à l’employer à détruire l’autre.
Cela provoquait des ascensions remarquables comme celle des membres de la famille de Sampiero Corso au XVIe siècle ou encore celle des Buonaparte, vaincus en Corse mais vainqueurs sur le Continent.
En Corse, cette bipolarité qui affecte jusqu’au moindre détail de la vie permet qu’en toutes circonstances l’élimination du facteur corse ne soit que partielle, quitte à ce que les descendants des survivants adoptent plus tard les idées des vaincus. Dans cette île à faible démographie, la survie exige cette dualité permanente, facteur d’une immobilité sociale qui, à son tour, génère l’insatisfaction et la violence.
La Corse comptait au XVIIIe siècle une centaine de milliers d’habitants. En des temps où les droits de l’homme étaient à peine un beau rêve pour les esprits les plus lumineux, il était fréquent que des peuples entiers disparaissent corps et biens, massacrés par leurs conquérants : Indiens d’Amérique ou des Caraïbes, indigènes d’Afrique, aborigènes d’Asie… Qui s’en souciait alors ? Les vindette, ces guerres privées, représentaient la forme la plus exacerbée d’un bipartisme qui garantissait la survie d’un vainqueur. La Corse s’offrait d’une certaine manière le terrible choix de Sophie, sacrifiant le plus faible de ses enfants pour la pauvre gloire du plus fort.
José Gil a mille fois raison lorsqu’il affirme que les vindette n’avaient pas pour but de détruire l’autre mais de rééquilibrer des situations et de permettre cette alternance des pouvoirs qui, seule, peut donner l’illusion que la vie continue.
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